THÉORIE DE L'ESCLAVAGE- ARISTOTE


Revenons à la famille. Nous avons vu qu'il y existe trois types de relations d'interdépendance, mari-femme, parents-enfants, maître-esclave. Aristote s'intéresse maintenant à cette dernière relation. Les sophistes du v' siècle opposaient ce qui est par nature, pfrysei, et ce qui est par convention, nomô. Dès lors se pose la question: l'esclave est-il esclave par nature ou par convention? Si c'est par convention, alors que maîtres et esclaves seraient égaux par nature, il y a injustice. Voici comment Aristote raisonne sur cette question.

Le "genre instrument"

Les biens destinés à assurer la subsistance de la famille sont une partie de l' oïkia Oa maison), et ils sont naturellement la propriété du maître de maison. Naturellement, puisqu'il en a besoin pour faire vivre la maison, comme l'artisan a' besoin de posséder des outils. La fin de la maison est la survie de tous les habitants de la maison, et c'est la raison d'être, ou le « bien» de cette communauté naturelle ; tous les moyens nécessaires à cette fin sont « bien» comme la fin elle-même.

Mais d'instruments, il en est d'inanimés et aussi d'animés. Par exemple, pour le pilote d'un navire, la barre est un instrument inanimé, le timonnier un instrument animé. De même, dans les métiers, celui qui aide (l'assistant, l'apprenti, etc.) est « dans le genre instrument ».

On dira donc que « l'esclave est une sorte de propriété animée »... comme si des navettes se mettaient à tisser d'elles-mêmes, ou si les plectres pinçaient tout seuls la cythare. Il est une « partie» de son maître, même si c'est. une partie « séparée ».

Mais peut-il exister des esclaves par nature? « Y a-t-il quelqu'être pour lequel il soit priférable et juste d'être esclave? »

Pour répondre, il faut remarquer d'abord que l'autorité et la hiérarchie sont des choses nécessaires et utiles (et ceci dès le début de la vie : l'âme commande au corps, l'intellect au désir, l'homme à l'animal, le mâle à la femelle, et même la « note dominante» à la gamme musicale), et le plus souvent c'est l'égalité de ces facteurs ou le renversement de leurs rôles respectifs qui seraient nuisibles et vicieux (chez l'homme vicieux, le corps commande à l'âme; c'est dans le ménage  dérangé que la femme commande).

«Par suite, quand· des hommes diflèrent entre eux autant qu'une âme diflère d'un corps· et un homme d'une brute», il y aura naturellement subordination.

Il existe des esclaves par nature

Or, ce cas se rencontre. Il y a des hommes «chez qui tout travail consiste dans l'emploi de la force corporelle» et dont on ne peut rien tirer d'autre. Ceux-là sont par nature des esclaves pour qui il est profitable et juste de subir l'autorité d'un maître.

Ces êtres sont certes des hommes. En tant que tels, ils possèdent la raison. Mais la raison qu'ils possèdent est d'un genre inférieur, c'est celle qui est étroitement liée à la sensation et confere seulement la capacité de voir des types. En revanche, ils sont incapables d'une libre spéculation, d'une science autonome.

D'ailleurs, chez les hommes de ce genre, même les corps diflèrent. L'esclave est musclé, mais d'une musculature massive et nouée; sa silhouette est courbée. L'homme libre, lui, a le corps haut et droit. Ses facultés athlétiques sont de celles qui permettent, non de porter des charges, mais de vaincre à la guerre : il est rapide à la course autant que fort.

Puisqu'ils ont ces différences, le maître et l'esclave sont complémentaires : ils forment une communauté organique. Dès lors, il peut même y avoir entre eux de l'amitié.

Esclaves par nature, esclaves par convention

Ceci étant, Aristote voit bien qu'il y a des esclaves qui ont des corps d'hommes libres, et des hommes libres qui ont des âmes d'esclaves. C'est qu'il y a aussi des esclaves par convention, rendus tels par la loi positive; en particulier par la loi de la guerre, qui conduit à réduire en esclavage des hommes que la nature avait voulus libres.

Or, il y a à ce sujet des controverses : les uns disent que la force n'est pas le droit, d'autres que la force témoigne d'une vertu qui en tant que telle procure le droit. D'autre part, même si l'on trouvait juste que quelqu'un soit réduit en esclavage à la suite d'une guerre, il est vrai aussi qu'il y a des guerres injustes, etc.

En définitive, il y a donc à la fois des esclaves par nature pour lesquels l'esclavage est juste, et des esclaves par convention, pour certains desquels l'esclavage est injuste. Il faut donc voir au cas par cas.

Toute cette théorie de l'esclavage est faite pour décrire la cellule de base de la Cité, la famille. Mais elle contribue aussi à défmir a contrario le pouvoir politique. En effet, la Cité organise les relations entre des hommes libres et égaux. Donc tout régime qui, comme la pyrannie, réduit le citoyen, naturellement libre, en eSclavage, est manifestement innaturel.

Les deux autres rapports au sein de la famille, parents-enfants et mari-femme, sont qualitativement différents de la relation maîtreesclave. L'autorité des parents sur les enfants est de type « royal », l'autorité du mari sur la femme de type « politique» (elle préserve l'égalité. entre l'homme et la femme)

Par Philippe Nemo dans "Histoire des Idées Politiques dans l'Antiquité et au Moyen Age". Quadrige et Presses Universitaires de France, Paris, 2007 pp.202-204.  Édité et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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