ARISTOTE: L' HOMME, ANIMAL POLITIQUE



Aristote définit la Cité comme la forme la plus parfaite de communauté humaine, celle où l'homme peut et doit accomplir sa nature. Et il montre que la Cité est elle-même un fait de nature. Ce n'est pas une formation artificielle ou conventionnelle, contrairement à ce qu'ont soutenu les sophistes. La Cité ou l'État est une formation naturelle, spontanée et nécessaire, qu'aucun homme individuel n'a jamais créée ou inventée, qu'il trouve au contraire toute faite en naissant. Par ailleurs,

« toute cité (polis) est une sorte de communauté (koinônia) (une espèce du genre communauté). Mais c'est la plus englobante des communautés ».

La communauté «la plus englobante» : les Grecs de l'époque classique n'ont en effet pas pensé en général que les cités pouvaient elles-mêmes être englobées dans une entité plus large, la nation hellénique, moins encore l'humanité considérée comme un tout.

La·Cité, "communauté de communautés"

Mais quelles sont les communautés englobées par la Cité? Elles sont de différents niveaux. Elles ont en commun, dit Aristote, d'être des ensembles constituées d'éléments dijfirents et complémentaires dont la collaboration produit le bien commun du groupe. La première est

«celle de deux êtres qui sont incapables d'exister l'un sans l'autre; le mâle et la femelle ».

Le bien commun est ici «la procréation» (1252 a 28). Il Y a ensuite l'union de l'homme « dont la nature est de commander» avec celui « dont la nature est d'obéir », du maître et de l'esclave: le bien commun est alors «leur conservation commune». Ces systèmes s'agrègent pour constituer lajàmille, où il y a homme et femme, adultes et enfants, maîtres et serviteurs.

Ensuite, plusieurs familles forment une communauté d'un degré plus élevé, le village. Là encore, il y a différenciation : le village est dirigé par le mâle le plus âgé, et toutes les familles voient leur place flxée dans le tout par les liens de parentél.

C'est, remarque Aristote, la matrice de la rqyauté, qui consiste elle aussi dans le gouvernement d'une communauté par un « père » différent par nature des membres de la communauté.

Et c'est seulement la communauté formée par plusieurs villages qui est la Cité au plein sens du mot.

La Cité est donc un emboîtement de «poupées gigognes» de tailles différentes, qui sont toutes des organismes différenciés. Il en résulte plusieurs conséquences capitales pour la théorie politique :

1) La Cité aristotélicienne n'est pas, comme dans les théories politiques modernes, une association directe d'individus, mais une association de groupes. Entre l'individu et l'État, il y a plusieurs intermédiaires, plusieurs «communautés naturelles ». Si on les supprime, on va contre la nature essentielle de la Cité. On ramène la Cité à une forme irif'erieure de communauté humaine, moins élaborée, plus anomique.

2) Le passage du village à la Cité, d'autre part, n'est pas « quantitatif » - il ne suffit pas d'unir plusieurs villages pour que cela produise une cité, ou, si l'on préfère, une cité n'est pas seulement un village plus gros que les autres - mais « qualitatif », en ce sens que l'ensemble formé par les villages est d'une nature ou d'une structure radicalement différentes. Ce qui définit cette nouvelle forrile ou essence, c'est notamment l'autarkéïa, l'autarcie: l'existence d'une division du travail suffisamment poussée et parfaite pour que la Cité subvienne à tous ses besoins et puisse absolument se passer de l'extérieur. Elle le peut parce qu'elle possède toutes les fonctions qui sont nécessaires à la vie : l'agriculture et les arts mécaniques, la force guerrière, les arts libéraux, les magistrats et les juges, etc. En revanche, une famille, un village, ne sont pas autarciques.

3) Toutes les communautés composant la Cité et la Cité elle-même sont ce que les sociologues modernes appelleraient des systèmes (on peut soutenir qu'Aristote a quasiment pensé le concept épistémologique moderne de «système »). Elles sont composées d'éléments différenciés qui ne peuvent se passer les uns des autres et qui doivent, par suite, accepter et même cultiver leurs différences. «C'est la nature qui a distingué », par exemple, «la femelle et l'esclave », et elle l'a fait pour leur bien. Le bien commun profite à la partie, quelle qu'elle soit, qui y collabore; en assumant pleinement sa fonction, même inférieure, l'individu travaille à son propre bonheur.

Tout ceci a été voulu par la nature, qui sans cela ne se serait pas amusée, si l'on peut dire, à faire des êtres différenciés, des hommes et des femmes, ou des hommes plus ou moins capables, ou des hommes et des animaux, des animaux et des plnntes, etc. Toute la nature est hiérarchisée pour.Aristote :. chaque être naturel a une place déterminée dans ces hiérarchies. Il a pour raison d'être, en général, de servir aux êtres qui lui sont supérieurs, lesquels servent leurs propres supérieurs, etc., jusqu'à l'homme qui, être rationnel, occupe le sommet de la hiérarchie. Car, dit joliment Aristote, « la nature n'est pas mesquine, elle ne fabrique pas des couteaux de Delphes et elle affecte chaque chose à un seul usage ». Mais redisons qu'en servant ses supérieurs, chaque être sert la totalité organique dont lui et son supérieur sont parties, et donc sert son propre bien.

Le rôle de la Cité dans l'accomplissement de la nature de l'homme



Si la famille permet à 1'homme de vivre (zén) et a la vie et la reproduction pour fin, la Cité lui permet de bien vivre (eu zén), c'est-à-dire d'atteindre à sa fm spécifique, celle qu'implique sa nature en ce qu'elle a de propre, c'est-à-dire de véritablement humain.

Les hommes ne se réunissent pas seulement en vue de la prospérité matérielle; car alors une collectivité d'animaux serait un État. Et ils ne se réunissent pas seulement non plus pour former une simple alliance défensive contre toute injustice, ni en vue seulement d'échanges commerciaux, car alors les Tyrrhéniens et les Carthaginois et tous les commerçants seraient les citoyens d'un seul État (cf. III, 9). Or, ce n'est pas le cas: il y a entre eux, certes, des contrats communs, mais pas de magistratures communes pour faire respecter ces contrats, et .auc!ln Etat associé ne se soucie de la justice à 1'intérieur des autres Etats de l'association. Donc un « Etat» est manifestement autre chose qu'une union économique.

« La Cité n'est pas une simple communauté de lieu, établie en vue d'empêcher les injustices réciproques et de favoriser les échanges. Sans doute, ce sont là des conditions qui doivent être nécessairement réalisées. si l'on veut qu'un Etat existe; néanmoins, en supposant même pr;ésentement réunies toutes ces conditions, on n'a pas pour autant un Etat» (III, 9)

Ce qu'il faut pour qu'une Cité en soit une;, c'est qu'elle soit telle qu'elle permette à l'homme de «bien» vivre, c'est-à-dire d'atteindre son bien propre: l'achèvement ou à la plénitude de sa nature.

« L'État, c'est la communauté du bien-vivre et pour les familles et les groupements de familles, en vue d'une vie parfaite et qui se suffise à ellemême » (ibid.).

Il Y faut certains ingrédients non économiques :

« Pareille communauté ne se réalisera que parmi ceux qui habitent un seul et même territoire et contractent mariage entre eux. De là sont nés dans les cités, à la fois, relations de parenté, Phratries , sacrifices en commun et délassements de société. Or, ces diverses formes de sociabilité sont l'oeuvre de l'amitil, car le choix délibéré de vivre ensemble n'est autre chose que de l'amitié» (ibid.).

On en arrive ainsi à la défmition fameuse :

«La Cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, et l'homme est un animal politique.»

Pour comprendre cette défmition, il faut d'abord rappeler que, pour Aristote, la science consiste en une description exhaustive des essences. Elle doit caractériser chaque espèce par son genre propre et sa dijfirence spécifique .. Le genre propre de l'homme, c'est « animal». « Politique» est sa différence spécifique, c'est-à-dire ce que l'homme a en propre et qui constitue son humanité même.

La défmition veut donc dire : le fait, pour l'homme, de vivre dans une Cité, n'est pas quelque chose qui s'ajoute à sa nature, un accident; c'est un attribut constitutif de son essence, on ne peut concevoir un homme qui ne soit pas citoyen.

La preuve a contrario, c'est que l'homme qui vit sans être intégré dans une Cité (sauf s'il est exilé ou s'est exilé lui-même pour une raison particulière) est ou un sous-homme ou un sur-homme. Séparé de la Cité, il est comme un membre séparé du corps. Or, un bras coupé du corps, par exemple, n'est pas un bras, mais un cadavre de bras, ou, comme dit encore Aristote, un « homonyme » de bras. De même, un homme séparé de la Cité ressemblerait à un homme, porterait le nom d'un homme, mais ne serait pas un homme.

L'homme n'est pas non plus, précise Aristote, un être simplement social au sens des animaux grégaires comme les abeilles• Car « la nature ne fait rien en vain »,' et « l'homme, seul de tous les animaux, possède la parole (logos). Or, tandis que la voix (phôné) ne sert qu'à indiquer la joie ou la peine et appartient pour ce motif aux autres animaux également. .. le discours (logos) sert à exprimer l'utile et le nuisible et, par suite, le juste et l'injuste. » .

Mais pourquoi le fait d'avoir le sens dujuste et de l'injuste est-il indispensable au perfectionnement de l'essence de l'homme, et pourquoi la question de la justice ne se pose-t-elle que dans un contexte civique? Nous arrivons ici au coeur de l'argumentation.

La justice du citoyen

L'homme atteindra la perfection de sa nature, nous l'avons vu, si son âme possède toutes les vertus (de même que son corps sera parfait si èt seulement si chacun de ses membres parvient à son entier développement). Or, la justice a une place p~ééminente parmi les vertus. Elle est la vertu achevée : arétè téléïa (Eth. Nic. V). On peut en effet être fort ou tempérant sans être juste, mais on ne peut être juste sans être fort, tempérant et sage. Si l'intempérance, par exemple, conduit quelqu'un à commettre un adultère, il sera non seulement intempérant, mais injuste; de même, un homme lâche au combat sera par là même injuste vis-à-vis de ses compagnons d'armes. Donc, d'un homme vraiment juste, on peut dire qu'il possède toutes les autres vertus, alors que l'inverse n'est pas vrai. La justice est, en ce sens, une vertu englobante, prééminente. Seul l'homme juste réalisera l'essence de l'homme.

Mais, pour être juste il faut vivre en relation avec autrui, car on ne peut être juste tout seul, la justice est une vertu « sociale» qui règle celles de nos actions qui ajJectent autrui (par différence avec la force, la tempérance ou la prudence, qui assurent notre équilibre individuel). En outre, pour être pleinement juste, il faut vivre dans une communauté où il y a des êtres égaux et qui le restent, car la justice est toujours une forme d'égalité, qu'il s'agisse de la justice « distributive» (consistant en ce que chacun reçoive du bien commun une part égale à son propre apport) ou de la justice « commutative» (qui veut que, dans les échanges, les choses échangées soient de valeur égale)l. Or il ny a d'êtres égaux que dans la Cité, où règne l'isonomia, l'égalité devant la loi, qui n'existe pas dans la famille, le village, la tribu, les royaumes.

Donc la Cité est en définitive le milieu indispensable à l'épanouissement de l'humanité même de l'homme, et c'est en ce sens profond que l'essence de l'homme est d'être un « animal politique ».

Il semble qu'on puisse déduire de cela que le Barbare, qui ne vit que dans des royaumes ou des tribus et ne peut être pleinement juste, n'est peut-être pas tout à fait un homme.

Par Philippe Nemo dans "Histoire des Idées Politiques dans l'Antiquité et au Moyen Age". Quadrige et Presses Universitaires de France, Paris, 2007 pp.195-201.  Édité et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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