MANGER SAIN - LE NOUVEAU COMBAT


Se nourrir n’a jamais autant fait peur et autant fasciné. Sacralisée par certains comme un neuvième art, la nourriture est devenue une menace pour la santé selon d’autres. Enquête sur une révolution silencieuse.

Vous ignorez tout du moringa, nouvelle plante nutritive miracle venant d’Inde, et du boozy cider slushie, ce cocktail à base de cidre qui fait fureur aux Etats-Unis cet automne? Vous n’avez jamais entendu parler du célèbre steak à base de blé et de légumineuses ressemblant à de l’hémoglobine du chef star new-yorkais, David Chang, ni des «grocerants», contraction de grocery (épicerie) et restaurant, dont raffolent les Millennials, la génération Y née entre 1980-1995? Le poke bowl, ce plat d’origine hawaïenne en train de conquérir le monde vous est aussi étranger que la dernière production du cinéma kirghize? Rassurez-vous, cela reste le cas d’une majorité de Français.

En matière d’alimentation, le pays a rarement été aussi éclaté. Une petite élite de foodistas (fan de nourritures raffinées) sait tout de ces choses-là et s’oppose frontalement à la malbouffe.

Les vegans, qui ne consomment aucun produit issu de l’exploitation animal, s’affrontent avec les défenseurs de la côte de boeuf, de préférence labélisée ou sélectionnée par un boucher médiatisé comme Yves-Marie Le Bourdonnec ou Hugo Desnoyer. Quant aux crudivores, qui ne mangent rien de chauffé à plus de 45 °C, et aux amoureux de la fraise de veau (elle revient en force !), les mettre à la même table débouche souvent sur une farandole de noms d’oiseaux à la sauce aigre-douce.

Savoir comment se nourrir est devenu un débat national, un match politique, une quasi-guerre de religions où certains excommunient les protéines animales ou le gluten, d’autres sacralisent le quinoa ou la biodynamie pendant que quelques templiers du palais se disent prêts à faire croisade pour défendre le saucisson de taureau ou le foie gras truffé ou, inversement, à pendre les cultivateurs d’OGM et dynamiter les exportateurs d’huile de palme… Loin de ces champs de batailles culinaires, une grosse majorité fluctue entre envies gourmandes et inquiétudes de nuire à sa santé en faisant les mauvais choix alimentaires. En fait, la France ne sait plus trop à quelle sauce elle doit déguster ses repas auxquels elle reste attachée, pourtant, au moins le soir. Pire, une partie de la population a dorénavant choisi de faire l’autruche en glissant de son congélateur au micro-ondes sans sauter la case livraison-plateau télé, régressif, mais tellement bon pour le moral.

Alors que croire et qui suivre dans ce maquis où la passion l’emporte souvent sur la raison, tant se nourrir «touche à l’intime, par le simple fait que nous ne laissons jamais autant d’éléments entrer en nous que quand nous mangeons, exception faite de l’air pour respirer», justifie le nutritionniste Frédéric Saldmann, auteur du Meilleur Médicament, c’est vous! (Albin Michel)?

Une chose est sûre: même si la France résiste mieux que d’autres pays à une uniformisation mondiale de la nourriture, la «westernisation de la bouffe» est en marche. «Cette tendance nous vient des Etats-Unis, pays qui n’a pas de culture gastronomique forte, explique le Pr David Khayat auteur de La Cuisine anticancer (Odile Jacob). En résumé, c’est un comportement alimentaire qui se définit par un appauvrissement de la diversité, un non-respect de la saisonnalité des produits, de trop grosses quantités, trop de gras, de sucre et de sel.» Pierre Rabhi, agroécologiste défenseur de la sobriété heureuse est encore plus radical quand il s’insurge contre la perte de 75 % du patrimoine céréalier mondial, pourtant issu d’une sélection millénaire des graines et des espèces par les paysans. Il évoque un véritable génocide contre l’humanité si on y associe «l’usage d’intrants mortifères pour doper ou protéger la terre».

Il est vrai que les nouvelles concernant la qualité des produits alimentaires ne sont pas bonnes. La semaine dernière encore, une étude divulguée par Générations Futures a révélé que les mueslis non-bio, mélanges de fruits secs et de céréales, très consommés par les enfants, révélaient une présence importante de résidus de pesticides perturbateurs endocriniens. Des cocktails dont on commence à mesurer les dégâts sur la santé (cancers hormono-dépendants, intolérances, allergies, troubles de la croissance ou du sommeil...). Dans la foulée, Marisol Touraine, ministre de la Santé, a réagi en proposant de fixer une limite globale pour tous les pesticides présents dans les aliments… Cela existe pour les eaux de boisson, mais, étrangement, pas pour la nourriture.

Une fois de plus, les donneurs d’alerte poussent les politiques à agir en matière d’alimentation où les freins sont puissants et les lobbies tenaces, malgré les avis scientifiques et les désirs des consommateurs. Certains signes ne trompent pas : la confiance dans la qualité des produits alimentaires a perdu 8 points depuis 2013, même si elle reste forte (76 %).

La vague du bio, elle, n’en finit pas de grossir. L’agence française de l’agriculture bio le confirme : plus 14,7 % de croissance du marché bio en 2015, plus 9 % de producteurs, et 23 % de terres bio en plus. Ce qui fait dire à l’agence que «la barre des 5 % de surface agricole bio utile a été dépassée en France cette année».

Pour Stéphane Layani, PDG du marché international de Rungis, cet impact du bio est devenu incontestable. En 2015, il a ouvert une halle spéciale «dont le succès ne se dément pas alors que nous pouvons mesurer son impact sur un bassin de population de 18 millions, souligne-t-il. Le bio est un marché de 5 milliards d’euros avec une croissance supérieure à 15 %. Cela touche aussi bien l’épicerie fine que le vin, le fromage, des produits vegans, sans gluten, des fruits et légumes et de la viande. Nous devons importer du bio en hiver, mais la production française est bien représentée, soit près de 50 % des échanges, explique-t-il. Notre ambition, c’est de sortir le bio du circuit spécialisé et des grandes surfaces pour l’amener sur les marchés, les détaillants et les restaurants. C’est un gros enjeu d’essayer d’avoir des produits de qualité abordables pour tout le monde.»

Pour Anne-Claire Paré, fondatrice du cabinet Bento qui décrypte les tendances alimentaires depuis vingt ans, cette vague bio s’inscrit dans un souci notable de respect de sa santé. « Faire attention à ce que l’on mange n’est non seulement pas un tabou, mais cela devient ostentatoire, analyse-t-elle. L’alimentaire s’impose comme un élément de son identité, avec le choix de “régimes sans” ou la recherche d’ingrédients particuliers dont la consommation est à la fois vécue comme une expérience et comme une manière de se soigner. C’est par exemple la mode des cures détox ou celle des cuissons lentes plus respectueuses des valeurs nutritives des aliments.»

Le mangeur-expert est souvent facilement identifiable: plutôt une femme, urbaine, végétarienne ou «allergique» à un certain nombre de denrées. L’invité insupportable en résumé, car il n’hésite plus à annoncer la couleur avant de venir chez vous. Et pas question de lui faire des pâtes car, en ce moment, il se sent tellement mieux depuis qu’il évite le gluten! Tout cela n’est pas toujours très rationnel. Et dans les cas extrêmes, les médecins évoquent l’orthorexie car ils s’inquiètent d’une multiplication des cas. Il s’agit d’une véritable pathologie où la personne va faire une fixation en ne voulant ingérer que des aliments qu’elle juge «sains», quitte à mettre sa santé en péril en provoquant des carences dangereuses.

L’autre tendance lourde, identifiée par Anne-Claire Paré, est l’attrait du produit local et artisanal. «Côté marketing, il est scénarisé, la traçabilité des produits devient un argument de vente, symbole de qualité et de produit haut de gamme.»

Cette tendance dite «locavore» n’a pas échappé à Stéphane Layani. Il a ouvert cette année, à Rungis, un comptoir au carreau des producteurs ne valorisant que des produits made in Ile-de-France. Lancé en mars et inauguré mi-septembre, l’espace accueille jusqu’à 130 producteurs: 16 tonnes de fruits et légumes passent par là, mais aussi des produits transformés, près de 500 références allant du jus de fruit à la charcuterie, du fromage à la confiture. «Cette demande de la cagette à l’assiette ou de la fourche à la fourchette est très clairement identifiée, commente-t-il. Il y a un retour au commerce de proximité, le besoin d’avoir confiance, car le consommateur a perdu ses repères face à des productions agroalimentaires trop complexes et dont la qualité est parfois contestée.» Le bilan de la consommation de Kantar Worldpanel confirme: les achats de produits locaux sont privilégiés par 53 % des ménages français (+ 5 points en quatre ans), et 15 % d’entre eux achètent directement à un producteur au moins une fois dans l’année.

La viande subit aussi cette exigence de qualité et de proximité. C’est vrai pour la volaille, dont le commerce est toujours en hausse, mais aussi pour la viande rouge dont la consommation est en forte baisse. 13 % de la population n’en consomme qu’une à deux fois par semaine. Le prix mais aussi les campagnes contre la souffrance animale commencent à avoir un impact sur une partie de la population, notamment les 20-35 ans qui se tournent facilement vers le végétarisme. De manière plus générale, l’arrivée du premier enfant est souvent un déclic pour arrêter de se nourrir n’importe comment, choisir le bio ou la production locale, et réduire la viande.

«J’ai été surprise de voir à quel point cette génération lie éthique et alimentation, confie Armelle de Saint-Sauveur, ingénieur agronome et docteur en ethnobotanique. Elle a travaillé toute sa vie sur le moringa, notamment dans les pays en voie de développement car la plante est reconnue pour ses qualités nutritives. Passé la cinquantaine, elle a créé une start-up, Moringa & Co, et arpente les Salons bio ou végétariens pour vendre ses produits. «L’intérêt est notable, il y a chez cette nouvelle génération un réel souci de protéger sa santé en surveillant le contenu de son assiette», affirme-t-elle.

Cela n’empêche pas cette génération Y, qui commence à imposer ses vues sur les baby-boomers, de s’enthousiasmer pour d’autres tendances. Le retour du burger, par exemple, mais dont la viande sera bio ou labellisée. Elle représente aussi la grosse majorité des livraisons à domicile. Mais là aussi les grandes marques de référence de la junk food se voient obligées de repenser leurs approvisionnements, plus locaux, et même certaines de leurs recettes. Elles sont surveillées dorénavant de près par les nutritionnistes dont les livres s’arrachent autant que les ouvrages de recettes des grands chefs. Un signe.

Par Christophe Doré dans "Le Figaro Magazine",supplement Figaro 22456 et 22457 des 21 et 22 octobre 2016, pp.46-51, Paris.  Dactylographié et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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