LES SORCIÈRES, FIANCÉES DE SATAN


Au XVe siècle, la magie noire devient le crime par excellence, que les justices aussi bien laïques qu’ecclésiastiques se mettent à réprimer férocement. Mais, au fait, pourquoi compte-t-on plus de sorcières que de sorciers ? Pourquoi la sorcellerie affecte-t-elle surtout le « sexe faible »? Voilà des questions qui obsèdent Jakob Sprenger et surtout Henricus Institoris (nom latinisé de Heinrich Krämer), auteurs du terrible Marteau des sorcières , le plus célèbre des traités de démonologie (1486). Homme d’expérience, l’inquisiteur dominicain Institoris ne s’interroge pas à la légère, car, au cours de sa longue carrière, il a eu à poursuivre, torturer et, si possible, conduire au bûcher des dizaines de suspects, dont une écrasante majorité de femmes. Et c’est par milliers qu’elles seront encore brûlées jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

À la fin du Moyen Âge, voir dans la femme la principale et malheureuse auxiliaire de Satan ne va pas de soi. La sorcellerie n’a jamais été le privilège d’un sexe, et il existe sans doute autant de sorciers que de sorcières – appelés aussi mages, guérisseurs, rebouteux, devins, selon leurs « spécialités ». Dans un monde essentiellement rural, ils se présentent comme les régulateurs indispensables des forces magiques qui régissent l’univers : ils les comprennent, les utilisent ou les conjurent. Les « tempestaires » affirment ainsi commander au soleil, au vent et à la pluie, ce qui leur permet aussi bien de favoriser les rérécoltes que de les détruire. Guérisseurs et rebouteux traitent pour leur part les maux du corps et de l’âme : grâce à une bonne connaissance des plantes ou un «don», ils soignent les brûlures (ce sont les fameux « coupeurs de feu »), les entorses, les rhumatismes, les fièvres... Mais ils n’ignorent pas non plus l’art de jeter un sort. De même, beaucoup de femmes, vieilles et expérimentées, aident aux accouchements et concoctent en secret des potions abortives.

Même s’il s’accompagne d’une bonne dose de charlatanerie ou de superstition, le savoir empirique des guérisseurs est utile dans une société où les vrais médecins sont rares, n’exercent qu’en ville et avec des résultats fort médiocres. Les sorciers suscitent donc crainte et respect, mais, en cas de crise, ils fournissent aussi des boucs émissaires à la vindicte populaire.

En avril 1456, les Messins attribuent ainsi le gel de leurs vignes – une catastrophe – à «l’art diabolique des sorciers et sorcières», qui auraient jeté une certaine poudre dans les fontaines. Qu’un mal mystérieux s’abatte sur le bétail ou les hommes, et l’on se tourne aussitôt vers les sorciers locaux (ou des marginaux réputés tels), qui seront lynchés ou jugés de manière expéditive.

Mais, au XVe siècle, la perception de la sorcellerie évolue rapidement. Dès les années 1420, on évoque d’étranges réunions nocturnes, où les hommes, et plus encore les femmes, viendraient « folâtrer » avec le démon. Les membres de la secte se rendent en secret sur une montagne déserte, adorent le diable, dont ils baisent l’anus, et se livrent à une orgie cannibale: on dévore des enfants avant de copuler tous azimuts. Ces réunions sont appelées tantôt «vauderies» (par référence à l’hérésie vaudoise), tantôt «synagogues» ou «sabbats» (par antijudaïsme). Il va de soi que ces cérémonies sataniques sont de purs fantasmes, issus de l’imagination malade des inquisiteurs.

Mais sieceuxci ont les moyens de faire parler les suspects, et surtout les suspectes, qui tombent entre leurs griffes. Et comme ces récits relèvent du plus pur imaginaire, la parité que l’on constatait entre sorciers et sorcières disparaît : dans leur délire, les clercs misogynes, qui ont inventé le sabbat, voient dans n’importe quelle femme (et pas seulement la rebouteuse rur et tentatrice. À en croire les traités démonologiques qui fleurissent au XVe siècle, les «fiancées de Satan» se sont mises à pulluler de par le monde, et il n’est pas étonnant qu’en 1431 les juges de Jeanne d’Arc aient cherché à la condamner comme sorcière. La Pucelle atelle gardé sur elle une mandragore (plante magique qui est censée attirer la fortune)? Atelle fréquenté cet Arbre Michée Chauderon est la dernière femme à avoir été exécutée pour sorcellerie dans la république protestante de Genève, le 6 avril 1652. Un fait divers en apparence banal, mais qui n’a pas fini de faire couler de l’encre. Née en Savoie au début du XVIIe siècle, Michée est venue chercher du travail à Genève. Elle y survit difficilement, tout en bas de l’échelle sociale.

Après la mort de son mari, emporté par la maladie (1646), elle travaille comme blanchisseuse, tout en se faisant une réputation de «guérisseuse». Dans des circonstances nébuleuses, elle aurait refusé de soigner une femme, qui l’accuse alors de «bailler le mal». Sept autres femmes s’associent d’ailleurs à la première pour la traiter de voleuse, d’empoisonneuse et de sorcière, avec la volonté affichée de la perdre. Laquerelle est bientôt portée devant un juge, qui prend au sérieux des accusations pourtant bien légères et s’inquiète vraiment de savoir si Michée a participé au sabbat. Mise à nue et rasée selon la procédure usuelle, elle est piquée en différents endroits du corps par des médecins qui ne trouvent pas la marque du diable. Mais ce n’est que partie remise : deux chirurgiens suisses appelés en renfort diagnostiquent des traces suspectes, ce qui vaut à Michée de subir l’estrapade. Elle résiste d’abord, mais, au fil des séances, elle finit par confesser qu’elle a peut-être croisé l’ombre du diable, puis qu’elle s’est livrée à lui et qu’elle est bien à l’origine de la maladie qui frappe deux filles qui seraient possédées par le Malin. Le crime d’empoisonnement lui vaut d’être condamnée à mort et pendue – seul son cadavre sera livré aux flammes. L’affaire pourrait annoncer un regain de la persécution, mais elle apparaît alors déjà comme anachronique.

Après 1652, quelques femmes seront encore poursuivies pour sortilège à Genève, mais plus aucune ne sera exécutée, et le sortilège, comme en France, ne tardera pas à être décrimi nalisé. De fait, l’affaire Chauderon, qui fait très mauvaise impression dans l’Europe du temps, va demeurer ensuite, grâce à Voltaire, un symbole épouvantable de l’intolérance religieuse et du fanatisme. Au XIXe siècle, les aliénistes reprennent le dossier et voient dans l’accusée une hystérique qu’il aurait fallu soigner. Depuis la fin du XXe siècle, Michée, perçue par les féministes comme un symbole de l’oppression masculine, devient l’héroïne d’un roman et de pièces de théâtre. En 1997, un vague bout de chemin a reçu son nom à Genève ; et en 2001, on a même organisé en son honneur une sorte de procès de réhabilitation à grand spectacle. Comme l’a fort bien montré Michel Porret, auteur d’un remarquable ouvrage sur Michée Chauderon ( L’Ombre du diable , 2010), la malheureuse « sorcière » a pris sa place dans «l’imaginaire mémoriel de la repentance» qui, dans le domaine de l’absurde, vaut bien «l’imaginaire du sabbat»…

Par Laurent Vissière dans "Historia", Paris,novembre 2016, n. 839, pp.33-35  Dactylographié et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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