MOYEN AGE A TABLE!



Viande ou poisson ? Vin ou cidre ? S’ils souffrent souvent de la faim, les hommes du Moyen Age ont développé une véritable économie de l’alimentation – et un art de la table qui inspire aujourd’hui certains grands chefs.

La question de l’alimentation au Moyen Age suscite un intérêt croissant depuis quelques années dans un éventail de plus en plus large de curieux : du chercheur investissant un champ relativement neuf au chef cuisinier qui expérimente de « nouvelles » recettes venues du passé, en passant par les aventuriers de la reconstitution historique, tous découvrent ou redécouvrent un patrimoine culinaire et un univers gastronomique que Georges Duby qualifiait de « dépaysants » dans son introduction à La Gastronomie au Moyen Age (Stock, 1991).

Ce succès protéiforme tient d’abord au caractère à la fois savant et trivial de ce domaine d’étude qui touche l’esprit érudit et la matérialité du quotidien le plus intime qui soit. Pour les historiens, ce champ de recherche relativement nouveau permet d’aborder une grande variété de questions économiques : productions agricoles, circuits commerciaux, rôle des nombreux métiers de l’alimentation. Il touche également à l’histoire des mentalités, surtout depuis que les chercheurs, un peu passé l’enthousiasme de l’école des Annales pour les données quantitatives, ont adopté une perspective plus qualitative.

Un monde affamé

Un point est assuré : le Moyen Age (et au-delà) est un monde où règne l’insécurité alimentaire. Les chroniques tiennent le compte des famines qui rythment l’évolution démographique. La « peste », terme générique englobant des épidémies de natures diverses, creuse les effectifs européens après le boom économique du XIe-xIIIe siècle et fait des ravages au sein de populations affaiblies par des périodes de mauvaises récoltes. Le désordre des guerres, autre mal endémique et troisième grand fléau redouté, aggrave le tout en détruisant ou détournant les récoltes, en perturbant surtout les approvisionnements et en affamant ponctuellement les villes assiégées.

A ce tableau funeste, il convient cependant d’ajouter que des « îlots de goinfrerie », selon la formule de Georges Duby, demeurent, en lien avec une société très hiérarchisée qui favorise le marché urbain ou la table du seigneur, ce dernier tenant ferme les circuits commerciaux et en particulier le plat pays, perçu comme un bassin de  ressources. Les fouilles archéologiques réalisées dans le castrum d’Auberoche en Dordogne pour le XIe-XIIe siècle ont relevé un échantillon faunique dans le logis seigneurial six fois plus important que celui de l’ensemble collecté dans le quartier villageois, et un registre d’espèces représentées beaucoup plus large. L’adoption du luxe et de l’ostentation alimentaires, rappelait Denrée fondamentale – au point que tout ce qui l’accompagne de solide, végétal ou animal, est qualifié de « companage » –, il est consommé aussi bien trempé (premier sens de « soupe ») dans un bouillon que présenté en guise d’assiette sous forme de « tranchoir », absorbant les sauces des mets festifs. Il entre en outre dans la composition des sauces, comme liant plus commun que l’oeuf. Au sommet des préférences, le pain « blanc » de froment – dont les familiers de l’archevêque d’Arles consomment chacun 1,6 kg par jour en 1430 ! – se distingue du pain noir chargé de son, seule consolation des pauvres gens. Les mauvaises terres ne fournissent que du pain de seigle et, en cas de difficultés, on se contentera d’un « pain de famine » constitué d’orge ou d’avoine. Dans le discours néanmoins, ces derniers l’emportent toujours sur les « tourteaux », ces bouillies de gruau que les mangeurs de pain considèrent avec mépris.

Si la bière, le bochet (une boisson au miel) et le cidre sont couramment consommés, ils ne le sont qu’en préférence à l’eau, dont la qualité, en ville, n’est pas toujours assurée, et par les moins nantis ou en période de crise. La boisson par excellence est le vin, consommé en abondance (2,5 litres par jour et par personne selon les comptes de l’archevêque d’Arles), mais avec un titrage assez faible (moins de 10°). Le vin est jeune et on le goûte davantage blanc. La Bataille des vins, texte du début XIIIe siècle, offre une première classification des crus de France(entendons « d’Ile-de-France »). Les vins français jouissent d’une bonne réputation, même si les tables aristocratiques affichent leur prédilection pour les vins forts de Beaune, d’Auxerre ou de La Rochelle. « Boire le vin de sa vigne » est un privilège bourgeois et on la cultive aux abords des villes.

Un régime « carnassier »

Dans le companage, une place de choix est réservée à la viande. Les deux derniers siècles du Moyen Age se distinguent en particulier par un régime plutôt « carnassier » : une ordonnance de Charles VI d’octobre 1416 rappelle que la viande est alors devenue une « marchandise [...] dont notre dit peuple [de Chartres] peut le moins se passer après pain et vin ». Ce luxe urbain est largement partagé, à considérer les dépôts archéologiques.

Les déchets de boucherie, très largement dominés par les ossements d’animaux domestiques, y augmentent durant cette période, en ville comme à la campagne, et dans toutes les couches de la société. Un règlement anglo-saxon de 1482 prescrit même que chaque menu des compagnons des métiers devra en comporter au déjeuner et au dîner. Le terme « viande », qui désignait initialement toute denrée alimentaire (d’où Le Viandier, célèbre livre de recettes attribué à Taillevent, cuisinier des rois Charles V et Charles VI), finit par s’imposer aux dépens
du mot « chair ».

Conséquence visible de cette promotion, le nombre de boucheries en ville croît : le médiéviste Philippe Wolff comptait huit « mazels » (version francisée du macellum latin désignant le marché aux viandes), pour la modeste ville de Toulouse ; et la seule grande boucherie de Paris, certes la plus importante de la capitale, abritait une quarantaine d’étals, autour desquels officiaient plus de 70 personnes vers 1470.

Ce progrès alimentaire est la conséquence paradoxale des difficultés économiques alors rencontrées : les fortes mortalités du xive siècle entraînent un recul de l’espace cultivé en céréales au profit du saltus propice à un élevage de plus en plus spéculatif. Les chiffres de la consommation restent difficiles à établir de manière précise : les comptes des établissements ecclésiastiques les mieux tenus n’enregistrent pas l’autoconsommation des produits fournis par les granges ou autres dépendances. A partir des comptes des bouchers, on peine à établir les quantités de viandes consommées, dans la double ignorance où nous sommes du poids des animaux abattus et du nombre exact de consommateurs. Autre complication : la surabondance des tables aristocratiques anticipe la redistribution caritative ultérieure, difficile à quantifier.

Dans les années 1980, l’influence de l’anthropologie, qui rappelait que manger était autant un acte social et culturel qu’une nécessité physiologique entraîna un pas de côté épistémologique, et un accroissement des sources potentielles : les documents douaniers ou comptables des villes, des institutions religieuses ou des particuliers de plus ou moins grande noblesse ne sont plus seulement étudiés pour établir le panier de la ménagère florentine au xive siècle ou la consommation carnée d’une ville allemande. Ils renseignent également sur le fonctionnement des maisons princières par l’approvisionnement de leur table.

En outre, la coopération avec les archéologues ne s’est jamais révélée autant fructueuse que pour ce pan d’histoire matérielle et culturelle. Elle a permis d’inventorier les espèces végétales ou animales consommées, d’étudier les régimes de différents milieux à partir des restes en dépotoir ou des traces isotopiques dans les os et dents des corps retrouvés, de comprendre les structures de l’habitat consacrées à la cuisine, d’établir ou confirmer des habitudes alimentaires locales ou précises dans le temps, d’analyser enfin les pratiques culinaires en fonction des pots de cuisson et de leurs résidus retrouvés dedans.

Raves ou fruits?

Un autre défi consiste à identifier les goûts culinaires des hommes et des femmes du Moyen Age. Pour cela, il faut également mobiliser des sources plus littéraires, comme les livres de recettes, les récits de banquets, les textes normatifs répertoriant les règles des métiers et les limitations alimentaires, ou même des archives judiciaires dès lors qu’elles témoignent du quotidien, comme cette lettre de rémission de 1394 qui raconte comment un Parisien, revenu tard et sans doute aviné d’une taverne de la rue de la Harpe, est sermonné à son domicile par sa femme pour n’avoir rien ramené au souper… Pour se faire pardonner, il propose d’aller « acheter un poussin ou autre chose », exemple des possibilités de restauration rapide improvisée.

L’analyse des livres de recettes a permis d’observer l’émergence d’une cuisine réellement raffinée jouant sur des mariages subtils de saveurs et de couleurs. Partout, les épices tiennent une place de choix, surtout à la table des élites où elles sont un moyen de se distinguer. Les questions diététiques influencent aussi l’alimentation, même si elles sont alors formulées selon la théorie antique des humeurs. Les traités médicaux font écho à des prescriptions très attentives à la complexion de l’individu, dont le régime doit varier en fonction de son caractère, mais aussi de son rang social : au travailleur manuel convient la lourde viande terrestre du boeuf, le noble préférera la chair « aérienne » de l’oiseau ; la rave est bonne pour le paysan, le fruit de l’arbre est plus digne du seigneur. Tous doivent se méfier du melon dont on corrige les défauts (trop humide et froid) en le dégustant avec des salaisons. Suivant ces principes, le banquet débute par des fruits frais, acides, et se clôt par des épices et des mets sucrés, chauds et secs, tandis qu’au centre du repas le « rôt » de viande constitue la pièce maîtresse, carburant principal d’une digestion que les médecins considèrent comme une combustion.

L’autre découverte a été celle des variantes régionales pour une même recette, révélant des tendances « nationales » avec un usage plus intense du sucre en Angleterre et une passion française pour l’acide du vinaigre ou du verjus, dans une succession des plats qui n’a pas encore adopté la distinction du sucré et du salé. Dans le discours gastronomique naissant se définissent les premières réputations attachées à un espace régional, comme pour les vins, mais également pour les fromages, à l’instar du brie.

Fast-foods

Abandonnant le pittoresque ou se méfiant de la statistique, la recherche s’intéresse désormais à toutes les dimensions de l’alimentation médiévale, sans oublier les pratiques culturelles, comme le jeûne dont l’observance plus ou moins rigoureuse – il s’agit surtout de se priver de viande et des éléments associés au « gras » animal – rythme le quotidien des communautés religieuses, mais aussi des populations de plus en plus encadrées par l’Église. Le temps de carême (quadragesima) a des implications économiques sur l’approvisionnement en poissons d’eau de mer ou d’eau douce, mais également sur l’activité bouchère qui est stoppée durant les 40 jours précédant Pâques.

Les études récentes se penchent également sur les métiers de l’alimentation et leur poids dans la société. Les boulangers, bouchers et poissonniers sont longtemps tenus à l’écart des aristocraties urbaines en dépit de leur puissance qui s’affiche parfois, comme au bas des vitraux dédicacés par les métiers jurés (organisations professionnelles hiérarchisées) dans les cathédrales de Chartres ou de Bourges. On se penche aussi sur des métiers plus modestes, comme rôtisseurs de volaille, appelés oyers, pâtissiers travaillant la viande cuite en pâte et d’autres artisans qui offrent en ville toute une gamme de services, allant du traiteur réputé au prototype du fast-food.

Les règlements de métiers ont ainsi révélé le souci urbain d’un approvisionnement non seulement suffisant en quantité, mais également exigeant en qualité : la peur de la fraude et de l’intoxication, perçue comme un empoisonnement, rend plus rigoureux qu’on ne l’imaginait les consommateurs et les autorités qui contrôlent les commerçants, directement ou à travers des métiers jurés. Loin de l’image de la viande faisandée saturée d’épices pour en cacher le goût, la viande est vendue très fraîche après l’abattage, que personne ne souhaite trop à l’abri des regards pour mieux surveiller la santé des animaux menés à la mort. Le pain est l’objet de tests réguliers quant à la qualité des farines utilisées. Ainsi, l’évêque de Fribourg-en-Brisgau (Allemagne) fit graver sur les murs de la cathédrale surplombant le marché les silhouettes des pains dont la taille et le poids variaient en fonction de la conjoncture, afin de garder un prix fixe unitaire, garant d’une paix sociale.

Si l’on ajoute le rôle politique qu’ont eu certains banquets, vitrines de la puissance du prince et soutiens festifs de sa propagande, l’histoire de l’alimentation au Moyen Age a bien accédé au statut d’histoire totale.

**********

Un boucher peu scrupuleux

Les dépôts liés aux activités de boucherie engendrent des accumulations particulières, se différenciant des poubelles domestiques par le spectre faunique et anatomique. Ainsi, à Saint-Quentin, une fosse-dépotoir nous plonge dans l’histoire d’un boucher du XVe siècle. L’analyse d’environ 7000 os a, avant tout, permis d’aborder les techniques de découpe d’un artisan aux gestes sûrs et maîtrisant parfaitement les dispositions musculaires des animaux, ne laissant rien au hasard ou à l’empirisme. Avec le couperet, il veille à réaliser des fractures nettes. Les indices ne manquent pas car près de 370 impacts occasionnés par un ou des instruments lourds ont été relevés sur certaines pièces osseuses.

Cette activité n’avait rien d’anecdotique si l’on considère la centaine de boeufs et les quelque 200 moutons ou chèvres impliqués dans le dépôt. Mais les analyses ont aussi dévoilé les pratiques douteuses de ce boucher... Car, outre les boeufs et les moutons, il a découpé du chien, du cheval et du chat ! Fieffé coquin que ce boucher qui, en ce milieu du xve siècle, aurait pu nous inventer des lasagnes au cheval, du rôt de chat et du pâté de chien. La contrefaçon ne date pas d’hier. D’ailleurs, les exemples en cuisine médiévale ne manquent pas : à défaut d’esturgeon, on remplace sa chair par celle du veau. Le Ménagier de Paris, où l’on trouve notamment des recettes, cite en effet l’« esturgeon contrefait de veau » et emploie la tête de l’animal pour élaborer la recette. Sauf que le bourgeois cite sa petite astuce dans un livre de cuisine, tandis que le boucher, lui, réalisait probablement sa vente au détriment du consommateur... (par Benoît Clavel)

*********

Du poisson à foison

Circuits de commerce, apparition et extinction d’espèces : l’archéologie met en valeur les conditions et les conséquences de la surpêche au Moyen Age.

Les ossements animaux forment un « matériel » abondamment récolté au cours des fouilles archéologiques. Même s’ils sont un peu moins résistants que les restes de mammifères, les os de poissons sont, eux aussi, assez solides. On découvre par milliers écailles, pièces crâniennes, vertèbres ou bien encore des éléments de nageoires ou de côtes – ce que l’on appelle sans distinction « arêtes ». Le développement inédit de la pêche est, en effet, une caractéristique propre au Moyen Age.

Appréhender valablement cette masse impose à l’archéozoologue – l’archéologue spécialiste des restes animaux – un protocole rigoureux. Après avoir recueilli les restes dans un tamis très fin (avec des mailles de 1 à 1,5 mm), il faut déterminer, autant que faire se peut, de quel os il s’agit et de quelle espèce il provient. Les os sont ensuite mesurés, pour restituer la dimension et le poids des poissons. Tout ce travail permet de mettre en valeur une série de phénomènes liés à la pêche et au transport du poisson.

Ainsi, des conséquences spectaculaires de cet essor des activités halieutiques, mais aussi des activités humaines en général, ont été mises en évidence sur la présence et la taille de certaines espèces. La diminution des dimensions des pleuronectes, un genre de poisson qui regroupe notamment le carrelet ou le flet, suggère une surexploitation de ces espèces sur la façade très sableuse de Picardie entre le XIe et le début du XIVe siècle.

De même, selon un bilan provisoire, le développement des interventions humaines sur le milieu d’eau douce s’est soldé, d’une part, par des disparitions d’espèces et, d’autre part, par l’apparition d’autres, comme la carpe, originaire d’Asie, qui est introduite en France vers le XIIe siècle, puis largement diffusée par les religieux qui l’élevaient sans doute.

Conserves

L’archéo-ichtyologie, ou archéologie du poisson, concourt également à la compréhension de sa distribution. Dès les débuts du Moyen Age, des occupations mérovingiennes (VIe-VIIe siècle) livrent des restes de poissons témoignant d’une étroite dépendance entre espèces consommées et peuplements des eaux environnantes, notamment en milieu rural. Par ailleurs, dès la même époque, quelques vestiges attestent d’un commerce précoce de la chair de poisson marin, du moins sous forme de produits de conserve (par salage ou fumage), dont bénéficient certaines villes continentales, comme Metz, Orléans ou encore Paris, Pontoise et Compiègne un peu plus tardivement (IXe siècle).

A partir du XIIe siècle, ces réseaux d’approvisionnement se densifient et permettent une accessibilité accrue aux ressources marines, apprêtées ou fraîches. Les circuits de ravitaillement s’expliquent par la proximité du site avec cours d’eau, littoral, ainsi que principaux axes du réseau viaire. En parallèle, le développement de la pêche hauturière modifie sensiblement le cortège des espèces consommées.

Le statut des consommateurs conditionne la présence de certaines espèces ou de certains poissons plus communs, mais atypiques par leur gabarit impressionnant, qui sont l’apanage des tables privilégiées. Ainsi, l’esturgeon demeure un mets emblématique des élites, tout comme le dauphin, alors classé parmi les poissons. Autre exemple, des carrelets de plus de 80 cm de long étaient acheminés au château de Vincennes au début du XVIe siècle, en pleine période de surpêche sur les côtes de la Manche.(par Benoît Clavel)

Par Benoît Descamps dans "L'Histoire", n. 428, octobre 2016, France,spécial Moyen Age, pp.44-49.  Dactylographié et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

0 Response to "MOYEN AGE A TABLE!"

Post a Comment

Iklan Atas Artikel

Iklan Tengah Artikel 1

Iklan Tengah Artikel 2

Iklan Bawah Artikel