LE GOÛT - AMI OU ENNEMI DE NOTRE ÉQUILIBRE NUTRITIONNEL?
Sucré ou salé, acide ou amer, le goût nous permet d’apprécier les saveurs des aliments dont nous nous délectons chaque jour. Il joue ainsi un rôle dans la régulation de la prise alimentaire en nous aidant à déterminer la nature et la composition de ce que nous mangeons. Outre cet aspect nutritionnel, le goût procure aussi du plaisir, beaucoup de plaisir. Parfois tellement que le goût influence nos comportements alimentaires jusqu’à nous rendre malades. Un paradoxe au pays de la gastronomie et du bon goût. Il est pourtant tout à fait possible d’allier plaisir gustatif et santé.
Parmi les cinq que nous détenons, le sens du goût est celui qui nous permet d’apprécier plusieurs dizaines d’aliments chaque jour. Si familier qu’il nous semble, il est bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. D’autant que se nourrir ne sollicite pas un mais l’ensemble de nos sens. Et le goût, comme nous l’entendons dans notre vie quotidienne, ne se résume pas à sa simple physiologie. L’introduction de nourriture en bouche déclenche, en effet, une palette de sensations : non seulement la saveur de l’aliment mais aussi sa texture et les arômes qu’il libère lors de la mastication entrent en jeu. Cet ensemble est appelé « flaveur ». Et, surprise...
Ce n’est pas le sens du goût qui en est la composante principale mais l’odorat. « Les trois quarts de la perception sensorielle en bouche sont olfactifs, confirme Loïc Briand, directeur de recherche Inra au Centre des Sciences du Goût et de l’Alimentation (CSGA) de Dijon, ce qui explique pourquoi on n’a plus de “goût” lorsque nous sommes enrhumés. » En réalité, c’est l’odorat qui est alors diminué, le mucus limitant l’accès des arômes, par la voie rétro-nasale, aux récepteurs de l’épithélium olfactif, cette muqueuse située en haut de la cavité nasale qui nous permet de « sentir » les odeurs.
Une autre composante importante du goût est celle qui nous permet de ressentir un effet tactile des aliments et d’apprécier, ou non, le piquant de la moutarde, le pétillant du gaz carbonique, la fraîcheur de la menthe, l’astringence d’un vin tannique ou encore le brûlant du piment. Ces perceptions sont appelées «trigéminales » car le signal qu’elles induisent transite par le nerf trijumeau qui innerve les dents et le visage, dont les yeux. « Voilà pourquoi une dose élevée de moutarde piquante ou de wasabi nous mettra la larme à l’oeil, précise Loïc Briand. Quant au goût au sens strict, il correspond à la détection de saveurs par les papilles gustatives situées sur notre langue. »
On dénombre aujourd’hui cinq saveurs « primaires ». Nous sommes tous familiers d’au moins quatre d’entre elles : le sucré, le salé, l’amer et l’acide. Peut-être moins avec la saveur umami. Caractérisée au début du XXe siècle au Japon – umami y signifie « goût délicieux » – cette saveur correspond au goût du glutamate, un acide aminé, un des éléments de base des protéines. Très présent dans la cuisine japonaise, le goût umami se retrouve notamment dans la sauce soja et dans certaines algues comestibles très utilisées au Japon. Les viandes, les tomates ou encore le parmesan en contiennent aussi. Mais, au-delà du plaisir, détecter ces saveurs de base a surtout un intérêt physiologique pour l’organisme. « Un aliment sucré est synonyme d’une source d’énergie rapidement assimilable, explique Loïc Briand, alors que l’amertume peut être un signe de toxicité. » Les alcaloïdes comme la caféine, la nicotine, ou encore la cocaïne – tous toxiques à haute dose – ont par exemple un goût amer. « La détection du salé est également importante pour maintenir l’équilibre électrolytique de l’organisme et compenser les pertes de sel dues à la transpiration et aux urines. »
Par ailleurs, déceler l’acidité permet de savoir si des fruits sont à maturité et d’éviter certains aliments avariés. De nombreux microorganismes produisent, en effet, des acides en se développant. Les produits laitiers, par exemple, s’acidifient avec le temps, les bactéries qu’ils contiennent produisant de l’acide lactique. Quant à la saveur umami, elle permettrait de déceler la présence de protéines, source unique d’azote et d’acides aminés dits indispensables, notre organisme ne pouvant les produire en quantité suffisante.
Mais comment sont reconnues ces saveurs ? Grâce à nos chères papilles. Nous en possédons tous quelques centaines, qui tapissent notre langue. Elles sont de quatre types : filiformes, fongiformes, foliées et caliciformes (voir infographie). Les premières sont les plus répandues, elles donnent son aspect spongieux à notre langue et renseignent notamment sur la texture des aliments. « Seules les trois dernières sont appelées papilles gustatives et impliquées dans la gustation car elles possèdent des bourgeons du goût », précise Philippe Besnard, professeur de nutrition humaine à AgroSup Dijon et responsable d’équipe Inserm à l’université de Bourgogne. Ce sont ces milliers de bourgeons qui permettent de détecter les saveurs de base.
Leur sommet est, en effet, en contact avec les aliments et leur base est connectée au système nerveux gustatif. « Les molécules sapides, celles qui donnent du goût, se solubilisent dans la salive et activent des récepteurs membranaires de la partie supérieure des bourgeons du goût », décrit le chercheur. Cette activation déclenche alors une cascade de réactions biochimiques et de mouvements d’ions qui entraînent la libération de neurotransmetteurs à la base des bourgeons. Ces molécules activent, à leur tour, les nerfs gustatifs qui véhiculent l’information jusqu’au cerveau. Plusieurs aires cérébrales sont alors impliquées dans le traitement du signal gustatif. Première étape : le thalamus qui traite l’information avant de la renvoyer vers le cortex cérébral où se forme la perception de la saveur. L’information gustative est alors relayée vers d’autres parties du cerveau, notamment l’hypothalamus et l’hippocampe qui jouent respectivement un rôle dans le contrôle de la prise alimentaire et dans la mémorisation des goûts.
Pendant longtemps, il était admis que les saveurs étaient décelées par des zones spécifiques de la langue : le sucré sur le bout de la langue, l’amer au fond, l’acide et le salé sur les bords. Pourtant cette idée est erronée. Chaque bourgeon est doté de plusieurs détecteurs gustatifs qui permettent de déceler les cinq saveurs primaires. « La découverte de ces détecteurs est relativement récente », souligne Loïc Briand. Les premiers ont été mis à jour au début du XXIe siècle. Il s’agit de récepteurs couplés aux protéines G (RCPG), des récepteurs membranaires qui, activés par une molécule – ici une molécule sapide – suscitent une réponse de la cellule, comme la libération de neurotransmetteurs. « À l’heure actuelle, vingt-cinq récepteurs pour le goût amer ont été mis à jour chez l’homme, un pour le sucré et un autre pour l’umami », précise le chercheur. Quant au salé et à l’acide, ils font appel à un autre type de détecteurs gustatifs : les canaux ioniques. Présents dans la membrane cellulaire, ces canaux facilitent le passage des ions sodium (Na+) responsables du salé et des ions hydrogène (H+) responsables de l’acidité.
Le goût du gras
Il est possible que de nouveaux récepteurs pour les saveurs de base soient prochaine Il est possible que de nouveaux récepteurs pour les saveurs de base soient prochainement dévoilés. La communauté scientifique soupçonne, en effet, l’existence d’au moins un autre récepteur pour le goût umami et probablement d’un autre détecteur du salé. De nouvelles saveurs sont aussi sur le point d’être reconnues. Pour cela, elles doivent respecter plusieurs conditions : « Leur goût doit être perceptible et unique, précise Loïc Briand, et ce stimuli doit entraîner une réponse physiologique et comportementale. » Les molécules sapides associées à cette saveur doivent, comme précédemment décrit, activer spécifiquement un détecteur gustatif qui, à son tour, déclenche un signal transmis par les nerfs gustatifs. Parmi ces nouvelles saveurs, on trouve notamment le goût du « gras ». Jusqu’à récemment, les lipides étaient considérés comme insipides, sans saveur, leur attrait provenant seulement de leur texture et de leur odeur.
Pourtant de nombreux travaux récents chez des rongeurs, mais aussi chez l’homme, suggèrent que le « gras » est probablement une saveur à part entière. Tout a commencé par la mise en évidence d’un récepteur aux lipides, appelé CD36 (pour cluster of differentiation 36), au niveau des papilles gustatives du rat. Or, « celui-ci est connu pour jouer un rôle dans l’intestin, notamment pour l’assimilation des graisses », précise Philippe Besnard dont les recherches s’intéressent de près au métabolisme des lipides alimentaires. Quel rôle joue ce récepteur au niveau des papilles ? C’est une des questions à laquelle cherche à répondre son équipe.
Elle a d’abord mis en évidence sa présence à la surface des cellules sensorielles des bourgeons du goût chez la souris. « Nous avons alors montré que des souris génétiquement modifiées pour réprimer l’expression de CD36 ne consomment plus les lipides de manière préférentielle si elles ont le choix entre une solution témoin et une solution lipidique. » L’équipe a aussi montré que la présence de lipides en bouche entraînait la libération de neuromédiateurs par les bourgeons du goût vers les nerfs gustatifs. Le système gustatif des souris est donc bel et bien impliqué dans la perception des lipides. D’autres expériences réalisées par le laboratoire de Philippe Besnard montrent, par ailleurs, que la perception des lipides induit une réponse physiologique chez la souris. La présence de lipides en bouche déclenche, par exemple, la sécrétion de sels biliaires par le foie et d’enzymes digestives par le pancréas en absence de toute ingestion. On sait aujourd’hui que CD36 est aussi présent dans les cellules gustatives de l’homme et de nombreux autres mammifères.
Les travaux de Richard Mattes et de son équipe de l’Université Purdue aux États-Unis ont d’ailleurs récemment montré que l’homme est capable de distinguer le goût du « gras », qu’ils ont baptisé oleogustus, des autres goûts primaires. Alors, le « gras » peut-il être considéré comme la sixième modalité gustative ? « L’essentiel est démontré chez le rongeur et les preuves s’accumulent chez l’homme », estime Philippe Besnard. Goûter le « gras » aurait en effet du sens du point de vue physiologique : les aliments riches en lipides ont une densité énergétique importante et contiennent des acides gras indispensables comme les oméga 3, ainsi que des vitamines essentielles à l’organisme (A, D, E et K). Le goût nous permet donc de détecter les saveurs des aliments pour mieux nous nourrir. Il nous aide aussi à lier de premiers contacts avec notre environnement.
Comment le goût évolue ?
Le système gustatif se développe en effet très tôt in utero. Les papilles gustatives apparaissent avant la fin du premier trimestre de grossesse et le foetus serait capable de ressentir des saveurs présentes dans le liquide amniotique dès le troisième trimestre. Des travaux de Benoist Schaal, directeur de recherche CNRS au Centre des sciences du goût et de l’alimentation (CSGA) de Dijon, ont ainsi montré que des nouveaux-nés sont attirés par l’odeur de l’anis si leurs mères ont régulièrement consommé des bonbons à cet arôme dans les deux dernières semaines de leurs grossesses.
Les premières expériences du goût auraient donc déjà lieu dans le ventre de la mère. À la naissance, les bébés ont d’ailleurs une appétence innée pour le sucre alors qu’ils rejettent instinctivement l’amer et l’acide. Ce phénomène pourrait avoir une base génétique. Les travaux de Brigitte Boyer et de Frédéric Rosa de l’Institut de biologie de l’École normale supérieure (IBENS) à Paris montrent que l’ingestion d’aliments amers ou acides déclenche l’expression d’un gène particulier, Egr-1, chez la larve du poisson zèbre. « Le système gustatif fonctionne de façon similaire chez la plupart des espèces vivantes », précise Brigitte Boyer. Déterminer la nature des aliments et leur composition nutritionnelle représente un avantage qui serait apparu très tôt dans l’évolution des espèces.
Il est donc possible, dans une certaine mesure, d’extrapoler les résultats obtenus chez d’autres espèces, comme le poisson zèbre, à l’homme. Or, ce gène Egr-1 est un facteur de transcription précoce, il régule l’expression d’autres gènes et jouerait un rôle dans la mémoire, d’après des expériences chez la souris. « Nous pensons que Egr-1 participe notamment à la mémorisation des goûts et donc à l’apprentissage gustatif, explique la biologiste, car l’habituation progressive de l’alevin au goût amer et acide via une exposition répétée s’accompagne d’une baisse de l’expression d’Egr-1. » Les préférences alimentaires sont donc en partie inscrites dans nos gènes. Mais ces préférences sont dynamiques, elles évoluent en fonction de nos expériences.
Pour déterminer les préférences des enfants en bas âge et leur évolution, plusieurs équipes de divers disciplines (biologie, médecine, psychologie, sociologie, éthologie, statistique...) se sont associées en 2005 pour mettre en place une cohorte dénommée Opaline pour Observatoire des préférences alimentaires du nourrisson et de l’enfant. Cette étude longitudinale, soutenue notamment par l’Inra, le CNRS et l’Inserm, a suivi 319 couples mère/enfant de la région dijonnaise de la fin de grossesse de la mère aux 2 ans de l’enfant. « Nous nous sommes attachés à déterminer leur expérience alimentaire et leur exposition sensorielle en détail », précise Sophie Nicklaus, directrice de recherche Inra au Centre des sciences du goût et de l’alimentation (CSGA) de Dijon et responsable du comité de pilotage d’Opaline. Aliments consommés par la mère pendant la grossesse, type et durée d’allaitement, variété d’aliments et de recettes introduits lors de la diversification alimentaire, ajout de sel, de matières grasses, de sucre... toutes ces données ont ainsi été soigneusement consignées.
Des mesures en laboratoires ont aussi été effectuées pour évaluer les préférences gustatives des nourrissons pour les cinq saveurs. En comparant la consommation d’eau par rapport à une solution sapide (sucré, salé, acide, amère ou umami), ces tests ont confirmé que la première saveur appréciée par les nourrissons est le sucré. Le lait, qu’il soit maternel ou infantile, est en effet légèrement sucré. L’appétence pour le salé se développe entre le 4e et le 6e mois de vie, au moment de la diversification alimentaire, et progresse durant la première année. En revanche, les réactions vis-à-vis de l’umami sont généralement neutres. « Nous avons toutefois remarqué qu’un allaitement maternel exclusif plus long favorise l’appréciation de la saveur umami à six mois », ajoute Sophie Nicklaus. Cette appétence plus marquée est probablement due au fait que le lait maternel est très riche en glutamate, l’acide aminé responsable de cette saveur.
Quant à l’acide et l’amer, ce sont les saveurs les moins appréciées sans toutefois être complètement rejetées aux âges étudiés. Ces préférences pour certaines saveurs modulent l’appréciation des tout-petits pour les aliments porteurs de ces goûts. Mais seulement dans une certaine mesure : au début de la période de diversification alimentaire, la plupart des enfants acceptent facilement de nouveaux aliments. Ainsi, entre cinq et sept mois, les réactions des enfants à des aliments nouveaux sont jugées positives dans 88 % des cas.
S’habituer pour aimer
Toutefois, les légumes sont généralement les aliments les moins appréciés des bambins, et donc les moins consommés. Pourtant, nul doute qu’ils sont bons pour la santé, notamment grâce aux vitamines, minéraux et fibres qu’ils contiennent. Afin de déterminer des leviers influençant les comportements alimentaires infantiles et, ainsi, aider les parents grâce à des recommandations pratiques, les chercheurs de la cohorte Opaline se sont attachés à étudier l’évolution de l’appréciation de ces végétaux mal aimés. En utilisant les données récoltées auprès des volontaires, les statisticiens ont observé des liens significatifs entre le début de la diversification alimentaire et les deux ans de l’enfant. « Ceux qui apprécient les légumes au moment de leur introduction continuent de les aimer à leur deux ans », précise la chercheuse.
Cette étude n’a toutefois pas remarqué d’effet notable entre les légumes consommés par la mère pendant la grossesse et leur appréciation chez l’enfant. La durée de l’allaitement ne semble pas non plus avoir d’influence, contrairement aux conclusions de certains travaux antérieurs. Inversement, « il y a un effet fort de la variété de légumes et de recettes sur l’appréciation de l’enfant lors de la diversification », poursuit Sophie Nicklaus. À l’instar de l’habituation du poisson zèbre à la saveur amère, la répétition de l’exposition aux légumes a un impact important : c’est un phénomène d’apprentissage du goût efficace et robuste. « Il faut présenter au moins huit fois, parfois dix, voire quinze fois, le même aliment à l’enfant mais ce dernier finit généralement par l’apprécier. »
Aimer un nouvel aliment, cela s’apprend. L’influence des habitudes éducatives sur l’appréciation des légumes a aussi été étudiée. Deux pratiques parentales ont été associées à une consommation moindre à deux ans. « Proposer un autre aliment à un enfant si celui-ci en refuse un premier limite son exposition aux goûts, explique Sophie Nicklaus. L’enfant ne peut donc pas apprendre à aimer cet aliment. » De même, forcer un enfant à terminer son assiette crée un contexte délétère pour l’appréciation des aliments et des légumes en particulier. « Il est important de favoriser les expositions, de les répéter en variant les recettes sans toutefois forcer la consommation, conclut la chercheuse. Le plaisir de goûter est fondamental durant cette période charnière pour la mise en place des préférences alimentaires. » C’est en effet à cette période là de la vie que la néophobie, le rejet de tout aliment nouveau, peut se mettre en place chez l’enfant. Or, des études antérieures réalisées par Sophie Nicklaus lors de sa thèse avaient mis en évidence des associations significatives entre les comportements alimentaires acquis pendant la petite enfance et ceux du début de l’âge adulte.
Gras-sucré ou gras-salé ?
Chez les jeunes, les préférences alimentaires sont donc ancrées dans la petite enfance et l’histoire familiale. Et chez l’adulte ? « Les données disponibles sont généralement expérimentales et limitées à une population particulière peu diversifiée », affirme Caroline Méjean, chargée de recherche Inra au Centre de recherche en épidémiologie et statistiques Sorbonne Paris Cité (Cress). Pourtant, le goût est le premier facteur des choix alimentaires. Les déterminants sensoriels sont une composante majeure de nos comportements vis-à-vis de l’alimentation. Pour pallier ce manque de données, les chercheurs de l’étude NutriNet-Santé , une cohorte d’internautes volontaires qui aide à décortiquer les habitudes alimentaires des Français et des Belges, ont cherché à déterminer les caractéristiques populationnelles associées à l’attirance sensorielle. Pour cela, 37 181 « nutrinautes » ont accepté de remplir un questionnaire validé scientifiquement sur leurs préférences alimentaires pour le gras, le salé et le sucré. Ces volontaires ont aussi détaillé leurs consommations (types de boissons et d’aliments, taille des portions) sur trois jours.
Les données recueillies et analysées par Aurélie Lampuré, doctorante dans l’équipe de Caroline Méjean, mettent en évidence plusieurs profils spécifiques, notamment par rapport à l’attirance pour les aliments gras-salés et gras-sucrés. Premier déterminant observé : le sexe. Les hommes préfèrent les aliments gras-salés alors que les femmes sont plutôt gras-sucrés. « Les hommes semblent se laisser guider par leurs attirances sensorielles ce qui les conduit généralement à consommer plus de produits gras-salés, explique l’épidémiologiste. Chez les femmes, l’aspect psychologique semble jouer un rôle important. « Elles ont plus tendance à manger sous le coup de l’émotion
et préfèrent alors consommer des produits gras-sucrés et sucrés », ajoute Caroline Méjean. Les catégories socioéconomiques ont aussi un impact, les personnes à faibles revenus ont, en général, une préférence plus marquée pour le gras que celles issues de catégories aisées. Les offres alimentaires bon marché peuvent offrir de moins bonnes qualités nutritionnelles, notamment à cause du type de matières grasses ajoutées pour en améliorer le goût. Or, « plus on mange gras, plus on est attiré par les aliments gras », affirme la chercheuse.
L’hygiène de vie a aussi une influence : les fumeurs et les gros consommateurs d’alcool affichent en effet une préférence pour le gras-salé. « Le tabac et l’alcool diminuent la sensibilité au goût, précise Caroline Méjean. Ces personnes ont tendance à plus consommer de produits gras-salés pour obtenir les mêmes sensations que les non-fumeurs ou les personnes qui ne boivent qu’occasionnellement de l’alcool. » Finalement, les données recueillies lors de cette étude indiquent aussi une baisse de l’appétence pour le gras et pour le sucré avec l’âge. « Il est possible que, plus on vieillisse, plus on prenne conscience de l’impact de la nutrition sur la santé, avance Caroline Méjean. Et nous aurions donc tendance à avoir une alimentation plus équilibrée. » D’où une consommation moindre d’aliments gras et sucrés ce qui, à terme, réduit l’appétence pour ces derniers. Il est aussi possible que cet effet observé avec l’âge soit lié à une baisse de sensibilité physiologique aux saveurs et aux odeurs.
Ces grandes lignes cachent pourtant des variations importantes entre les personnes. « Il existe des variabilités interindividus causées par des polymorphismes génétiques », explique Loïc Briand. Ainsi, environ 2 % de la population ne ressent pas la saveur umami liée au glutamate. Dans ce cas d’altération de la perception des saveurs, appelée agueusie partielle, plusieurs polymorphismes – des versions différentes d’un même gène – affectant le bon fonctionnement du récepteur à umami ont été mis à jour par des travaux auxquels a participé Loïc Briand. De même, environ 30 % de la population est insensible au phénylthiocarbamide, un composé amer présent dans de nombreux légumes verts comme les brocolis et les choux de Bruxelles. Ces « non-goûteurs » ont plus de facilité à consommer ce type de légumes car ils ne ressentent pas autant leur amertume. À l’inverse, il existe des « super goûteurs » qui ressentent très fortement les goûts amers. Idem pour le sucre : « La sensibilité au goût sucré peut varier d’un facteur dix d’un individu à un autre », confirme Loïc Briand.
Notre goût gouverne notre alimentation
Nous ne percevons donc pas tous les saveurs de la même façon. Certains ont ainsi plus d’affinité pour le sucré, d’autres pour le salé... et le contenu de leurs assiettes le reflétera. Or, ce que nous mangeons a un impact direct sur notre santé. Une alimentation déséquilibrée est notamment associée à une augmentation du risque de cancers ou de maladies cardiovasculaires, d’obésité ou encore de diabète. Notre goût pourrait-il nous rendre malade ? En partie au moins selon certains travaux. Caroline Méjean et son équipe ont, par exemple, montré que le profil alimentaire des volontaires les plus attirés par le gras de l’étude NutriNet-Santé est défavorable sur le plan nutritionnel. « Ils ingèrent plus de calories en consommant beaucoup de viande, de produits gras et sucrés, précise Caroline Méjean, et en parallèle mangent très peu de fruits, de légumes ou de poissons. » Avec toutes les conséquences que cela implique à long terme sur la santé. Dans une étude longitudinale récente, son équipe s’est notamment intéressée à l’influence de l’attirance pour le gras sur l’incidence de l’obésité. Les données obtenues à partir de questionnaires remplis par 24 776 adultes de la cohorte NutriNet-Santé montrent que cette appétence pour le gras est associée à un risque plus élevé de devenir obèse sur cinq ans : les personnes fortement attirées par le gras ont, en effet, une alimentation moins saine par rapport à celles qui le sont peu.
Selon ces recherches épidémiologiques, le goût pour le « gras » est donc associé à une alimentation déséquilibrée qui, à terme, conduit à un risque d’obésité plus important. Mais, l’obésité constituée influence-t-elle à son tour la perception des saveurs, notamment celle du « gras » ? Apparemment oui selon des expériences chez la souris réalisées par l’équipe de Philippe Besnard. « Des souris rendues obèses ont du mal à détecter les lipides ingérés par rapport à des souris de poids normal », précise le chercheur. Cette perte de sensibilité occasionnerait une augmentation des prises alimentaires chez ces animaux. « Ces rongeurs doivent probablement consommer plus de lipides pour atteindre le même plaisir gustatif, appelé seuil hédonique », explique le chercheur. Ces travaux ont aussi mis en évidence, chez ces souris obèses, un dysfonctionnement du récepteur lipidique CD36, similaire à celui observé chez des souris génétiquement modifiées pour réprimer son expression. « Ce résultat confirme l’importance de ce récepteur dans la détection des lipides. » Cette perte de sensibilité est toutefois réversible après un régime hypocalorique : les souris obèses perçoivent de mieux en mieux les lipides à mesure qu’elles maigrissent. L’obésité serait donc la cause de ce dérèglement.
Mais, qu’en est-il chez l’homme ? « Les travaux sur la sensibilité aux lipides des personnes obèses donnent des résultats contradictoires, parfois controversés », regrette Philippe Besnard. Des tests gustatifs réalisés par son équipe et celle de Sophie Nicklaus ont, tout de même, montré que la détection de certains lipides est perturbée chez ces patients par rapport à des individus minces.
Une vraie drogue « douce »
Certains travaux avancent également une baisse de sensibilité aux saveurs sucrées chez les souris obèses, mais aussi chez l’homme. Pourtant, là encore, il n’y a pas de consensus parmi les scientifiques. Pour autant, le sucre ne semble pas être blanc comme neige. Il est ainsi accusé d’être addictif et d’avoir un rôle dans l’explosion des maladies métaboliques comme le diabète et l’obésité observée dans nos société d’abondance alimentaire. « L’addiction est un désordre du comportement avec une perte de contrôle de la consommation », explique Serge Ahmed, responsable d’équipe CNRS à l’Institut des maladies neurodégénératives (IMN) de Bordeaux et spécialiste de l’addiction pathologique. Elle est généralement associée à des drogues telles que l’héroïne et la cocaïne, ou encore au tabac et à l’alcool.
La consommation de telles drogues active les circuits neuronaux de la récompense qui libèrent de la dopamine dans le cerveau. « Une fois libéré, ce neurotransmetteur renforce le comportement qui a causé sa libération, c’est-à-dire la prise de drogue, poursuit le chercheur, ce renforcement va alors inciter certains consommateurs à répéter les prises d’une manière excessive. » Les aliments pourraient-ils, dans certains cas, devenir l’équivalent d’une drogue ? « En transposant les critères d’addiction à l’alimentation, 5 à 10 % de la population de poids normal présente des comportements addictifs vis-à-vis de la nourriture, avance Serge Ahmed, et cette proportion augmente avec l’indice de masse corporelle pour atteindre 40 % chez les obèses. » Or, nombre d’aliments auxquels certains s’avouent dépendants – sodas, crèmes glacées, barres chocolatées – contiennent du sucre, beaucoup de sucre.
Pour autant, tous les amateurs de ces douceurs sucrées ne sont pas accrocs. « La problématique est similaire à d’autres drogues, explique Serge Ahmed. On estime ainsi qu’environ un fumeur sur trois devient dépendant, avec l’alcool, cette proportion est d’une personne sur dix. » Ce potentiel addictif dépend donc du type de substance consommée. Pour évaluer celui du sucre par rapport à celui de la cocaïne, l’équipe de Serge Ahmed a placé des rats devant un test à double choix. Ils pouvaient choisir entre une boisson sucrée et une injection de cocaïne. Résultat des courses : 85 % des rats préfèrent consommer la boisson sucrée. Le sucre serait donc une source d’addiction plus forte que la cocaïne chez le rat. Ces résultats ne sont évidemment pas transposables tels quels à l’homme, mais montrent que le potentiel addictif du sucre est bien réel. Plus que d’autres aliments ? « Nous pensons que l’action du sucre sur le cerveau est en grande partie responsable de son aspect addictif, avance le chercheur. À la différence des autres nutriments, le glucose issu du sucre interagit directement avec le circuit de la récompense du cerveau. » L’aspect addictif du sucre reste toutefois un sujet polémique. Les lobbies industriels émettent bien sûr des doutes, mais aussi certaines voix de la communauté scientifique qui pointent un manque de preuves concernant l’existence d’une tolérance au sucre. Or, le phénomène de tolérance, qui se traduit par une consommation de plus en plus importante pour ressentir un plaisir comparable, est généralement une caractéristique des addictions aux drogues.
Halte aux faux sucres
Les édulcorants, ces substances comme l’aspartame qui donnent un goût sucré sans contenir autant de calories, pour-raient-ils être une partie de la solution contre une possible addiction au sucre ? « En théorie, oui, répond Serge Ahmed. Mais la consommation de boissons contenant des édulcorants est souvent associée au repas pendant lequel des sucres sont ingérés ce qui, in fine, maintient l’appétence pour le sucre. » De plus, les récepteurs au goût sucré ne sont pas seulement exprimés sur la langue mais dans de nombreux autres tissus comme l’intestin, le colon, le pancréas ou encore le cerveau. Or, « les édulcorants synthétiques activent les récepteurs sucrés de l’intestin ce qui favorise l’absorption du glucose dans le sang », souligne Loïc Briand.
Les édulcorants affectent donc la glycémie, le taux de glucose dans le sang et pourraient tout autant être impliqués dans l’apparition du diabète que le sucre naturel. Ils pourraient même se révéler pire que le sucre. Une récente étude épidémiologique réalisée sur un échantillon de 66 118 femmes de la cohorte E3N par Guy Fagherazzi, chercheur Inserm à Gustave-Roussy à Villejuif, montre que les boissons lights contenant des édulcorants sont associées à un risque plus élevé de développer un diabète que les boissons dites normalement sucrées. Pour limiter cette absorption du glucose dans l’intestin, des inhibiteurs des récepteurs au goût sucré pourraient être utilisés de manière thérapeutique. « Des plantes de la pharmacopée ayurvédique comme la gymnéma sylvestre contiennent de tels inhibiteurs, ici l’acide gymnémique, précise Loïc Briand. Elles sont d’ailleurs employées traditionnellement par cette médecine indienne ancestrale pour faire chuter le taux de glucose des diabétiques. » Les preuves scientifiques de leurs effets thérapeutiques restent toutefois limitées à quelques essais cliniques.
À l’instar du gras et du sucré, l’attirance pour le salé peut aussi avoir des conséquences sur notre santé. Le sel augmente notamment la pression artérielle. Cette hypertension est associée à un risque de maladies cardiovasculaires, tout particulièrement d’accident vasculaire cérébral (AVC) et, dans une moindre mesure, d’infarctus du myocarde . Or, les Français consomment trop de sel, selon des données de l’étude NutriNet-Santé : 8,4 g par jour en moyenne alors que l’OMS recommande de se limiter à une dose journalière de 5 g. 2 % des volontaires salent d’ailleurs systématiquement leur plat sans goûter et 8 % avouent le faire souvent. L’hypertension causée par l’excès de sel est toutefois réversible grâce un régime exclusif, qui diminue par ailleurs progressivement l’appétence pour les produits salés. Ceux-ci peuvent même devenir désagréables en bouche, occasionnant une sensation perpétuelle de soif. L’attrait pour les saveurs, salées ou non, n’est donc pas statique, il évolue en fonction de notre alimentation.
Rééduquer le goût
Il est alors possible d’apprendre ou de réapprendre à goûter avec nos sens. L’éducation sensorielle est un outil thérapeutique utilisé pour traiter certains troubles métaboliques comme l’obésité, où elle peut avoir plus de succès que des régimes à répétition. « L’alimentation intuitive » est une des méthodes qui se fonde sur l’éducation sensorielle. « Son principe n’est pas d’interdire certains aliments mais d’en limiter les quantités tout en améliorant le plaisir ressenti grâce à la dégustation, notamment en prenant son temps », précise le docteur Dominique-Adèle Cassuto, endocrinologue et nutritionniste à Paris, qui l’applique notamment à des groupes d’adolescents obèses à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Une première phase préparatoire s’attache à verbaliser la relation des patients vis-à-vis de la nourriture et à leur faire etrouver les sensations de faim et de satiété en écoutant leur corps.
Des ateliers de dégustation sont ensuite mis en place pour remettre l’aspect sensoriel, le goût mais aussi les autres sens, au coeur de l’alimentation. Avec des résultats parfois surprenants. « Ces adolescents changent d’attitude envers les aliments, se réjouit la nutritionniste. Ils se rendent compte que “peu” et “bon” peut suffire à les rassasier. » Ce qui enraye leur prise de poids. Une récente étude réalisée sur 52 163 volontaires de la cohorte NutriNet-Santé vient d’ailleurs de révéler une association significative entre l’alimentation intuitive et le poids : les personnes qui mangent uniquement quand elles ont faim, et non sous le coup de l’émotion, et qui s’arrêtent une fois rassasiées, ont moins tendance à être en surpoids ou obèses. Le goût pourrait donc devenir un allié dans le combat contre certains troubles alimentaires en permettant de trouver, ou de retrouver, le plaisir de se nourrir sainement.
Dossier réalisé par Simon Pierrefixe dans "Science & Santé", Le magazine de l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale- France, n. 32, septembre/octobre 2016, pp.24-35. Adapté pour être posté par Leopoldo Costa.
0 Response to "LE GOÛT - AMI OU ENNEMI DE NOTRE ÉQUILIBRE NUTRITIONNEL?"
Post a Comment