MON PARFUM PART EN FUMÉE


Depuis qu’un comité scientifique européen émet de nombreux avis sur l’éventuelle toxicité des molécules olfactives, les marques sont obligés de modifier leurs formules. Mais pourquoi, au fait ? Pour un « principe de précaution » poussé un peu loin ? Enquête.

Quel est le point commun entre un camembert de Normandie et un parfum français? Les rigolos du fond sont priés de s’abstenir. La réponse tient en un mot: Bruxelles. On sait l’indignation qui a secoué notre belle nation lorsque par souci de santé publique il a été question de bannir les fromages au lait cru, on connaît moins les affres que traverse le milieu de la parfumerie pour des raisons similaires; c’est-à-dire l’oukaze porté par la Commission européenne sur un nombre croissant de matières premières jugées essentielles à la création olfactive.

Tout ça à cause de Françoise Lemercier, 43 ans deux enfants, gérante de magasin à La Garenne-Colombes (disons). En 1995, elle s’est laissée tenter chez Marionnaud et a acheté un nouveau parfum. Un grand nom (non, non, pas de nom…), une belle bouteille, du vrai qui sent bon. Le soir venu, elle s’humecte pour montrer l’odeur à Monsieur Lemercier et, soudain, se gratte derrière l’oreille, aux poignets et au creux des seins, là où elle s’est vaporisée. Devient toute rouge, sent que ça se répand, que ça fait des cloques et des bulles, pense que c’est sûr, elle va s’asphyxier et que rien de tout cela ne serait arrivé si elle était restée fidèle au No5. D’accord, on exagère. Un truc pareil n’arriverait pas en France.

Procès à Detroit 

Françoise Lemercier existe en réalité de l’autre côté de l’Atlantique, elle s’appelle Susan McBride, elle est employée municipale à Detroit, et c’est une «difficulté respiratoire» due au parfum de sa voisine de bureau qui a déclenché son ire. Aux termes d’un vif procès, la ville a été condamnée à lui payer 100 000 dollars de dommages et intérêts, mais aussi contrainte d’interdire à ses préposés de porter tout sent-bon dans l’enceinte de ses établissements. Eau de Cologne ou après-rasage, lotions pour le corps / pour le visage, laque à cheveux ou déodorant. L’ambiance, (plus… spontanée ?), ne peut non plus être combattue par un parfum d’intérieur, des bâtons d’encens, un spray rafraîchissant, ni même par les scent strips que l’on trouve dans les magazines. Sous cette énumération, une affiche précise que «les employés sensibles aux produits chimiques ou parfumés vous remercient de votre coopération».

De ce côté-ci de l’Atlantique, on n’en est pas là. Quoique… Au milieu des années 90, les dermatologues européens s’alarment de l’accroissement d’eczémas réactifs. En tête de la liste d’allergènes, le nickel et le parfum, considérés comme potentiellement nocifs pour 1 à 2 % des populations. Après qu’aient été alertées les autorités compétentes, le nickel et ses alliages sont fortement restreints dans tout objet touchant la peau (bijoux, boutons…) et en effet les hypersensibilités se réduisent. En toute logique, suit alors une procédure similaire pour les produits parfumés. C’est un département de la Commission européenne qui s’y colle, le Comité scientifique pour la sécurité des consommateurs – en anglais, cela donne SCCS. Composé de dix-sept membres, chimistes, médecins, toxicologues, ce comité émet des « avis » sur les risques encourus par le public au contact des marchandises non alimentaires (textiles, jouets, détergents, préservatifs…) et qui sont à la base de leur réglementation. Problème pour les peuples du Sud : à l’exception d’une dame espagnole et d’un vétérinaire français, les membres en question sont tous d’origine nordique ou saxonne, culturellement peu portés aux arts de la parfumerie, voire de la gastronomie (d’où le pataquès avec le clacos).

Avis contre molécules

En décembre 1999, peu de temps après avoir lancé une étude intitulée sans ambages «Les ingrédients de parfumerie, un risque majeur pour l’environnement et pour la santé des consommateurs» (oui, comme le dioxyde de carbone, le benzène, la Gauloise ou les pets de vache), le SCCS désigne vingt-six composants parmi les plus usités. La dénomination de chacun de ces éléments, pour autant qu’ils existent dans la formule, doit figurer sur l’étui du produit et leur emploi être réduit à des doses subliminales. Depuis lors, les «avis» n’ont cessé de tomber. En juin, peu avant la grande stase estivale, cent vingt-neuf autres substances ont été désignées. Parmi lesquelles le citral que l’on trouve dans la verveine, le cédrat, le citron ou la mandarine, l’eugénol (muscade, clou de girofle, cannelier, piment), le methyl-eugénol, fondamental dans le parfum de la rose, la coumarine (indispensable à la célèbre guerlinade). Entre Bruxelles et les professionnels, la guerre est déclarée. «Pour une maison comme la nôtre, explique Thierry Wasser, parfumeur chez Guerlain, ces décisions sont catastrophiques. Nous vendons des parfums dont le plus vieux a plus de 150 ans. Les essences sont des composés complexes qui, pour certaines, contiennent des centaines de molécules. Les produits incriminés par le SCCS se trouvent en grande quantité à l’état naturel dans les végétaux que nous utilisons. Où trouver l’équivalent du styrax dont tout le monde se fout sauf nous (et nos clients) alors qu’il est au cœur d’Habit Rouge? Comment pallier la suppression de l’eugénol qui compte pour 85 % dans l’odeur du clou de girofle, lui-même introduit dans tous nos jus ? Comment faire pour assurer la pérennité de nos classiques, qui portent chacun un morceau de l’histoire culturelle française ?»

La mousse de chêne rendue tricarde (elle ne peut plus dépasser 1 % quand il y en avait jusqu’à 15 % dans certains jus), tous les « chypres » fondateurs sont à revoir (en vrac et par exemple, Femme de Rochas, Calèche d’Hermès, Aromatics Elixir de Clinique, Eau Sauvage de Dior, Rive Gauche d’Yves Saint Laurent, Drakkar Noir de Guy Laroche, Cristalle de Chanel). Egalement illicite, le lyral, dont l’odeur se situe entre le muguet et le tilleul, mais sa présence est avérée dans 46 % de la parfumerie fine. Au final, les compositeurs n’ont plus les moyens de leur ouvrage, les marques cherchent la parade et les consommateurs se plaignent sur le mode de «ça ne sent plus comme avant» alors que la vendeuse leur répond: «Mais non, c’est vous qui ne sentez pas comme il faut.» Que dira-t-elle lorsqu’on proscrira la vanilline (extraite comme son nom l’indique de la vanille qui en est saturée) ainsi qu’il en fut question en 2009?

Par Maïté Turonnet dans "La Libération", Paris, 17 janvier, 2013.  Édité et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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